Accouchement sur le fil de la voix
Garde de nuit, Maternité Nord. Alice, sage-femme, répond à un appel d’urgence sur la ligne dédiée. A l’autre bout du fil, le médecin régulateur des pompiers expose en quelques mots le motif de l’appel. Une patiente est en train d’accoucher à domicile : le fœtus se présente par le siège, avec « rétention de tête dernière ». Alice sait combien ces situations rares où la tête et le cou restent bloqués sont périlleuses. L’asphyxie qu’elles induisent est susceptible de causer de graves séquelles neurologiques chez l’enfant, voire d’entraîner sa mort.
Les pompiers viennent d’arriver sur place, le médecin régulateur demande à Alice de les guider par téléphone en expliquant, étape par étape, les gestes à accomplir. Décoincer l’enfant implique de pratiquer une manœuvre obstétricale d’urgence très spécifique, habituellement réservée au gynécologue obstétricien et aux sages-femmes (équipe obstétricale). Personne ne sait précisément depuis combien de temps l’enfant est bloqué. « Moins de quelques minutes », indique le médecin régulateur, ce qui est déjà beaucoup, beaucoup trop. Il met directement Alice en contact avec l’un des pompiers.
Elle entend la maman qui hurle de douleur. Elle entend la voix des pompiers, le bruit de leurs sacoches qui s’ouvrent. La manœuvre consiste à positionner l’enfant à plat-ventre sur un avant-bras de l’opérateur. Il faut ensuite entrer la main à l’intérieur du vagin de manière à pouvoir insérer deux doigts dans la bouche du bébé. L’autre main doit venir sur la nuque afin de sécuriser au maximum la sortie de la tête.
« Je parlais, faisais une pause, puis répétais les indications. J’ai répété quatre fois la procédure, le plus lentement, le plus simplement possible. Le son était un peu altéré car c’était un appel transféré et pas une communication directe. L’enfant contre l’avant-bras… insérer la main… mettre deux doigts dans la bouche… sécuriser avec l’autre main sur la nuque… puis je répétais depuis le début. Pour moi c’était comme progresser à tâtons dans le noir : je ne pouvais pas voir où en était le pompier. »
Ce dernier parvient, alors qu’elle termine les explications pour la quatrième fois, à extraire l’enfant. Aucune respiration, aucun mouvement ni signe de vie. Il est inerte, né en état de mort apparente. Le débloquer dans cette situation, en écoutant les consignes par téléphone, était déjà une opération délicate. Il faut à présent procéder à une réanimation. En conditions normales, cela mobilise au moins deux personnes compétentes dans ce domaine : un senior de pédiatrie, un interne, une puéricultrice ou une sage-femme. Chaque étape doit être calibrée en fonction des paramètres vitaux de l’enfant. Les pompiers ne disposent pas de l’équipement adapté. Heureusement, malgré la détresse de la maman et surtout l’urgence absolue à laquelle ils sont confrontés, ils font preuve d’un sang-froid exemplaire. Alice aussi. Sage-femme depuis décembre 2018 à l’Hôpital Nord, elle travaille en maternité (salle d’accouchement, grossesses à risques et suite de couches). Elle est habituée à gérer urgences obstétricales et grossesses à risque, connaît sur le bout des doigts l’algorithme de réanimation du nouveau-né à la naissance. Quatre étapes à effectuer chacune en trente secondes :
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Sécher l’enfant et le réchauffer, le stimuler et le positionner pour libérer ses voies respiratoires
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Instaurer une ventilation manuelle
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Réaliser le massage cardiaque externe
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Administrer une dose d’adrénaline
Les gestes doivent être précis, coordonnés, constamment ajustés. En règle générale, les deux premières étapes suffisent à obtenir une normalisation des fonctions cardio-respiratoires. Ce n’est pas le cas cette nuit. Pendant près d’une minute, le pompier pratique le massage cardiaque sur le nouveau-né, apparemment en vain. Mais à ce moment, le SMUR pédiatrique arrive sur place et prend le relai pour terminer la réanimation. La communication est interrompue. Le combiné à la main, Alice reprend pied dans sa réalité immédiate :
« Tout cela n’a duré que quelques minutes, mais dans ce contexte c’était très long. Chaque seconde était cruciale. »
Débute alors une longue attente, car la maman et son enfant vont être amenés dans le service. Ils arrivent au bout de trente minutes. La maman est en état de choc. Le bébé est admis en réanimation néonatale.
« Aujourd’hui les nouvelles sont bonnes pour lui. Il ne présente pas de séquelles et a très bien récupéré de sa naissance plus que mouvementée ! Il a pu retrouver sa maman le lendemain. »
Un débriefing est organisé un peu plus tard avec les pompiers. Ils félicitent Alice pour ses directives précises et claires, Alice les félicite pour leur gestion de la situation. C’était une expérience inédite pour tous et parce qu’ils ont tout tenté, un bébé a la vie sauve, la vie devant lui.