Veiller, alerter, protéger : des sentinelles aux urgences pour les victimes de violences conjugales
Le cahier de traçabilité des patientes victimes de violences. Jour après jour, page après page, les sentinelles des Urgences de la Timone y notent succinctement le passage de ces femmes, leur état et la situation dans laquelle elles se trouvent.
On les a bousculées, frappées. On leur a asséné des coups de poing, de pied ou de couteau. On les a étranglées, enfermées à double tour, fait chuter dans les escaliers. On les a menacées, rabaissées, insultées. Parfois devant les enfants ou alors qu’elles étaient enceintes. On leur a fait du chantage pour exercer sur elles une emprise… on a abusé d’elles. Et derrière ce « on », très peu d’inconnus au final. Au contraire, une écrasante majorité de conjoints ou de compagnons, des proches. En quelques mots, jour après jour, page après page, se déclinent des scènes d’une extrême violence, des vies sur la brèche, en sursis.
305 victimes de violences depuis le 1er janvier. 223 de violences conjugales. 27 de violences sexuelles. 47 de violences intrafamiliales. Feuilleter ce cahier c’est entrevoir la récurrence de terribles réalités qui se jouent à l’abri des regards, dans une sphère intime devenue un véritable enfer.
Grâce au remarquable engagement d’Audrey FRANCIOSINI, IDE et Référente des violences faites aux femmes, un dispositif unique a été mis en place pour accueillir ces victimes, les soigner mais aussi les écouter, les informer, leur proposer des solutions d’urgence en toute confidentialité. 24 sentinelles, IDE et AS, se relayent aux Urgences de l’Hôpital de la Timone, jour et nuit, pour assurer ce travail essentiel. Les sentinelles veillent, elles savent repérer les signes, donner l’alerte et protéger. A la Timone, toutes ont reçu une formation à la fois théorique et pratique sur la problématique des violences et l’accueil des victimes.

Audrey FRANCIOSINI a repris la gestion de la plateforme Violences conjugales en 2023 (cf. notre article « Tu peux faire quoi pour moi ? » : des recours contre les violences conjugales aux urgences de la Timone). Déjà titulaire d’une Maîtrise de Droit pénal ainsi que du Diplôme Universitaire Psychotraumatisme, précarité et migrations (Aix-Marseille Université), elle a récemment passé à l’Université Paris 8 le DU Violences faites aux femmes, animé par des spécialistes de renom comme Muriel SALMONA ou Edouard DURAND.
Cela lui a permis de faire évoluer la formation dispensée aux sentinelles pour aller plus loin dans la compréhension des phénomènes de violences et de leurs effets.

« La dissociation, la sidération ou encore la mémoire traumatique, de même que la relation d’emprise, sont des concepts encore peu connus des soignants et des médecins. Cette méconnaissance les incite parfois à mal interpréter le comportement des victimes, par exemple leur absence d’affects dans certains cas, ou encore des symptômes psychosomatiques. Si l’on veut être capable d’accueillir les victimes sans jugement, avec bienveillance et de la manière la plus adaptée possible, ces notions portent un éclairage fondamental. » (Audrey FRANCIOSINI)
Pourquoi cette femme qui semble courir un danger vital auprès de son compagnon refuse-t-elle l’aide proposée ? Pourquoi, alors qu’elle se présente aux urgences de manière répétée, pour des blessures chaque fois un peu plus graves, n’entreprend-elle aucune démarche pour s’en sortir ? Une frustration peut naître chez les agents qui ne sont pas sensibilisés au cycle de la violence et auront alors du mal à conserver, dans ces circonstances, une véritable posture soignante. Il est pourtant crucial de ne pas rejouer la domination en choisissant à la place des victimes ou en faisant pression sur elles.
« Bien sûr, nous ne sommes pas pour autant psychologues et il ne faut pas le perdre de vue. Notre rôle est de comprendre ce qui s’est passé et d’informer au mieux. Ce premier contact avec les victimes peut être déterminant pour la suite. »
Quant aux enfants, confrontés aux violences conjugales ils auront tendance, en l’absence d’accompagnement précoce, à présenter des troubles psychiques lors de leur développement.
« Les enfants peuvent être victimes sans recevoir eux-mêmes de coups. Afin de pouvoir leur venir immédiatement en aide, nous avons mis en place un partenariat avec l’Unité Pédiatrique pour l’Enfance en Danger de la Timone, dont l’équipe est spécialisée dans ces problématiques. »
Pour les temps de formation des sentinelles, Audrey FRANCIOSINI s’appuie aussi sur les interventions de partenaires essentiels comme par exemple Wanda WRONA, Commissaire détachée à la Direction de la Sécurité de l’AP-HM, le Dr Sophie TARDIEU de la Maison des Femmes Marseille-Provence, Marie GUILLAUME, Directrice de l’Association d’Aide aux Victimes d’Actes de Délinquance. Les agents qui en bénéficient sont aussi bien du personnel de la Timone que des Urgences de Nord ou des Urgences Gynécologiques à la Conception. Des formations sont en outre dispensées aux internes et aux externes afin que le personnel médical soit lui aussi sensibilisé et depuis 2 ans, Audrey FRANCIOSINI s’organise pour directement intervenir, de manière ponctuelle, à la Faculté de Médecine.
« Nous pourrions imaginer étendre cela à l’ensemble du personnel, en inscrivant le contenu au plan de formation de l’AP-HM. Nous pouvons en effet être potentiellement confrontés à des victimes dans tous les services de soins. »
Infirmière depuis 2 ans et demi aux Urgences de la Timone, Awen KERDRAON est devenue sentinelle en mars 2023. Elle a suivi les formations et s’est familiarisée avec le dispositif : mise sous identité protégée de la victime, entretien, présentation des différents recours possibles (examen par un médecin légiste pour déclencher une procédure judiciaire, fiche d’adressage pour la Maison des Femmes…), fiche de signalement transmise à la police, à la Médecine légale et à l’AVAD.

« Ça m’a tout de suite parlé. En France, une femme meurt tous les 3 jours sous les coups de son conjoint. Je suis fière que nous ayons à l’hôpital la possibilité, avant que ne se produise le pire, d’écouter ces femmes, de les protéger sans les juger, d’apporter des réponses aux situations dramatiques dans lesquelles elles se trouvent. Il est indispensable, je crois, d’amener un peu de social dans le soin. Nous connaissons à présent les bons interlocuteurs et les partenariats que nous avons tissés fonctionnent très bien pour l’après urgence. » (Awen KERDRAON)
Il y a quelques mois, une salle de confidentialité a été inaugurée au sein des Urgences. Un lieu privilégié, intime et cocooning pour permettre une libération de la parole en toute discrétion. C’est là que se déroulent les entretiens et que les patientes sont informées des aides possibles. Des moments hors du temps, de brefs instants d’échanges parfois décisifs, où peut se jouer le restant de leur vie.
Plus récemment encore, Audrey FRANCIOSINI a obtenu le vote par le conseil municipal de la Ville de Marseille de l’extension des bons de taxis délivrés aux patients de l’Unité Médico-Judiciaire. Ainsi dorénavant, les victimes de violences reçues aux urgences de l’AP-HM (Nord, Conception et Timone) pourront bénéficier de ces bons, si elles souhaitent déposer plainte, pour se rendre au commissariat de police le plus proche. L’OPJ contacté transmettra la demande à la société de taxis partenaire. Une autre avancée majeure dans la considération des victimes, leur protection et leur prise en charge.
Des efforts considérables déployés bénévolement au quotidien par Audrey FRANCIOSINI et l’équipe des sentinelles, en plus des fonctions qui leur sont dévolues.
« Nous sommes avec une mamie qui s’est cassée la hanche et nous devons nous détacher pour une patiente victime de violences. Cela demande une organisation importante qui ne serait pas possible sans un engagement partagé du côté de notre hiérarchie : le Dr Céline MEGUERDITCHIAN, Cheffe du service des Urgences, Sonia BENSALLAH, Cadre supérieure de santé, Muriel FOGLIETTA, cadre référente des violences faites aux femmes, Dr Cécilia REYMONET, récemment remplacée par le Dr Elisa FARINOLA au poste de médecin référent de l’ambulatoire. » (Awen KERDRAON)
On les a bousculées, frappées… Certaines ont été admises aux urgences et là, enfin, quelqu’un était là pour elles. Attentif, vigilant, présent, tel une sentinelle